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ABEILLE, Jacques. "Rencontrer Molinier dans de bonnes conditions..." [Incipit], Jour de lettres, Pleine Page éditeur, Bordeaux, No.19, avril-mai 1997, pp. 4-5 [Extrait] |
[...] Molinier vint nous ouvrir la porte palière. Il était enveloppé d'une vaste robe de chambre d'un bleu profond et j'aperçus qu'il portait des chaussures de femme à talons-aiguille qui surélevaient sa taille. Après de brèves salutations, il nous fit traverser les étranges espaces que j'ai déjà décrits, pour nous introduire dans l'intime chambre où il commença de nous décrire son univers. Cependant, sans cesser de discourir car il était très en verve, il s'empara du masque qu'il tenait prêt et d'une volte se défit de son enveloppe. Le chaman était devant nous. Il s'agissait d'une ravissante petite femme dont les jambes fuselées étaient gainées de bas de soie tendus sur ses cuisses par les jaretelles d'une guépière qui lui étranglait la taille et faisait saillir des fesses admirablement rondes que ne dissimulait guère une étroite culotte, elle aussi de soie noire. Du rebord supérieur de la guépière surgissaient les pectoraux et les épaules nerveuses d'un éphèbe. La peau d'un pâle ivoire était sans défaut. Sous de longs gants noirs boutonnés au-dessus du coude frémissaient des mains menues et déliées. La noire frontière des gants et de la guépière marquait la jonction du masculin et du féminin chez cet androgyne juvénile, mais le cou et le menton commençaient d'avouer un autre âge. Les lèvres même, quoique fort bien dessinées, montraient la crispation propre aux porteurs de dentier. Elles étaient ombrées par un terrible masque, neutre d'expression mais d'un rouge agressif et profond d''où jaillissait en flots intarissables la voix aigrelette et chantante d'un homme plus que sexagénaire. Ce que le fil des mots me contraint de reconstruire étage par étage: femme de la pointe du pied à mi-torse, garçon jusqu'au cou, vieil homme soupçonné jusqu'aux lèvres et démon rouge jusqu'au crâne couvert d'une résille, se donnaient dans l'instant comme un tout indécomposable et hors nature, pareillement inséparable d'un univers dont la voix étrangère convoquait les éléments, meubles et mannequins, tableaux et photographies que parcourait tour à tour l'âme d'une légende. Oui, c'était cela, le masque rouge animait tout le corps de ses sortilèges comme la voix parcourait toute chose de son émanation et de toute part faisait se lever des échos. [...]
Jacques Abeille