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CHAVEAU, Pierre . "Pierre Molinier: un ascète du sexe", Jour de lettres, Pleine Page éditeur, Bordeaux, No.19, avril-mai 1997, p. 7 [Extrait] |
[...] En 1972 j'ai réalisé un "très" court-métrage muet.
Molinier, relevant d'une opération sérieuse, était alité. Il souffrait. Le projet était modeste: reprendre la mise en scène d'une photographie, puis laisser se "développer" le mouvement. Durée: 12 minutes. Malgré son état, Molinier a accepté avec enthousiasme. Rendez-vous fut pris sur le champ. Accompagné d'un ami opérateur et d'une somptueuse femme rousse de mes proches, nous avons ouvert la porte, à l'heure dite, sur un Molinier transfiguré, gisant, parfaitement immobile, sur le lit. Il ricanait doucement, de ce rire modulant les aigus, éructé comme un hoquet de perte de souffle: de dernier souffle ?
Masque et voilette, corset soutenant le seins maquillés, bas noirs, chaussures à talons-aiguilles, sexe dressé, pédicuré, manucuré de vermillon. A son côté, le godemiché à deux places.
Le tabouret haut qui apparaît sur de nombreux clichés était en place; l'éclairage aussi.
Molinier s'est dirigé vers ma belle amie, l'a longuement préparée jusqu'à la transformer en un presque double "ni tout à fait lui-même, ni tout à fait un autre".
Comme vers l'autel, il l'a conduite, puis installée sur le tabouret, étroitement tressée avec lui, selon une symétrie parfaite. Puis ils se sont empalés sur le double godemiché.
Leur mouvement fut d'une extrême lenteur, la jouissance synchrone et respectueuse du minutage: nous ne pouvions réaliser qu'une seule prise !
Tout cela, préparation comprise, s'est déroulé dans un recueillement saisissant, rythmé par la ponctuation régulière de ce ricanement, aussi éloigné que possible d'une atmosphère qu'on imaginerait torride et feutrée.
Comme toutes ses pratiques finement élaborées, ritualisées avec soin, cette séance était une véritable cérémonie où se répondaient l'extatique et le tragique.
Paradoxalement, lui qui vous proposait la sodomie comme on offre un sucre d'orge, officiait avec un naturel ahurissant, au plus intime de cette extrême tension.
Comment exprimer cette densité qui nous laissait tétanisés ? Cette séance bouleversa à ce point la belle rousse, que, plusieurs mois écoulés, et sous un prétexte fallacieux, elle me demanda de lui confier le film. C'était pour le détruire.
Curieusement j' ai aujourd'hui le sentiment que l'élimination de ce précieux document relève de la même cohérence que le suicide de Molinier. La seule évocation de cette "disparition" fait se déployer "l'apparition" de cette source secrète que masquent toutes les formes du désir, ou mieux: de l'attrait. Chez Molinier, la disparition de la trace, comme du corps, participe de l'oeuvre. Elle est le pressentiment de l'activation, sur un registre invisible, des mêmes forces qui font organiser, par l'artiste, le monde des formes.
Molinier se délestait d'ailleurs, très généreusement, de vrais trésors. C'est à ce sentiment puissant de résurrection de notre nature secrète qu'il puisait dans ses pratiques sexuelles, à s'en repaître. Ses oeuvres, comme son absence, en réveillent l'essence.
Mon sentiment intime est que l'oeuvre et la personne de Molinier, indissociables, constituent une véritable mystique, et je ne suis pas loin de le considérer comme un ascète du sexe.
Et que la vocation érotique de cet ermite ait été suscitée par une commande de dessins tantriques émanant du Dalaï Lama en personne n'a rien de surprenant pour moi.
L'une des clefs majeures de l'énigme Molinier tient peut-être entre deux rires dévastateurs: celui du dieu-vivant du boudhisme thibétain et celui de l'artiste dont je doute, contre Baudelaire, qu'il soit devenu un de ces "grands abandonnés, au rire éternel condamné".
Pierre Chaveau