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DEVÉSA, Jean-Michel. "Le surréalisme scabreux de Pierre Molinier", Artpress, Paris, Numéro Hors Série "Censures", juin 2003, pp. 89-93, 2 ill.

Le peintre et photographe Pierre Molinier (1900-1976) a de toute évidence échappé à l’oubli. Certains signes donnent à penser que son œuvre est en passe d’être internationalement reconnue  : depuis son suicide, en 1976, une partie de son travail a ainsi été accroché aux cimaises du Centre Georges-Pompidou (Paris, 1979), du Malmö Konsthall (Malmö, 1980), de l’Ivam (Valence, 1995), de la Tate Modern Gallery (Londres, 2002) et du Metropolitan Museum (New York, 2002). Le paradoxe est que Molinier n’en demeure pas moins un artiste maudit. Et pas seulement à Bordeaux où il a subi les avanies de notables inaptes à saisir ce qui était en jeu dans sa peinture et dans son travail photographique. L’intérêt dont dorénavant bénéficie sa production n’est pas nécessairement en mesure d’en restituer les enjeux : la liberté, l’amour, le désir, la question du genre (au sens anglo-saxon de «gender») et celle de l’identité. En ces temps où dominent les réductions les plus outrancières, l’habitude de nombreux commentateurs de qualifier l’artiste de «sulfureux» témoigne de la fragilité de cet engouement et des malentendus qui le fondent.

Retour du refoulé

Cette nécessité est d’autant plus grande que Molinier a beaucoup peint  : peut-être huit cents toiles et tableaux de facture post-impressionniste parmi lesquels plusieurs paysages de l’Agenais et du Bordelais (Vallée de Casalet, Vallée de Bassens, Château de Madaillan, etc.), des portraits volontiers inspirés (l’Homme au Shako, Angelica, l’Enfant à la chaise, etc.), des natures mortes et des bouquets rayonnants de la lumière de l’esprit. Il pouvait en rester là  : «Il suffisait en somme qu’il accrochât ses toiles contre le mur opaque de sa vie privée», ainsi que l’a noté l’écrivain Jacques Abeille. Toutefois, au tournant des années 1950, le peintre décida de renoncer à cette voie pour en explorer de nouvelles plus conformes à ses exigences, à ses attentes, à sa subjectivité, à ses tourments et à ses aspirations les plus secrètes.

C’est ainsi que, pendant un quart de siècle, son domicile, situé au numéro 7 de la rue des Faussets, dans un Vieux Bordeaux pauvre et délabré, a été perçu par la bonne société comme un lieu de débauche et de perdition. Ce qui gênait, c’étaient en définitive moins les mœurs et les débordements, supposés ou réels, de l’artiste que sa liberté de pensée  : «Surtout bien se garder des influences des uns, des autres. Particulièrement rester très sceptique, mettre en discussion, en jugement, l’éducation qu’une société collective veut imposer, ceci afin de vous confondre dans l’uniformité d’une "MASSE" de simples d’esprits (pour ne pas dire d’imbéciles). / En conclusion, être irréductiblement, farouchement INDIVIDUALISTE» (Pierre Molinier). Aussi l’artiste a-t-il souvent recruté ses modèles au sein de cette fraction de la jeunesse bordelaise qui, dorée ou marginale, avait besoin, pour se trouver, de la transgression des interdits et des tabous. Son univers permettait à ces jeunes gens d’échapper aux préjugés et à la pudibonderie. Aujourd’hui encore, alors que la rumeur sévit à son encontre sur les rives de la Garonne, on se plaît, dans certains milieux, à dénigrer, en spéculant sur leur identité, les jeunes femmes bien établies qui, à la demande de leur compagnon ou de leur propre initiative, avaient accepté de poser pour lui…

De surcroît, en toutes circonstances ou presque, son comportement aura été «décalé». Il suffit notamment d’évoquer ses rapports à la prostitution et aux bordels  : il avait installé Monique, dont il prétendait qu’elle était sa fille illégitime, à la tête du Texas-Bar, un bar «montant» recevant en particulier la clientèle des soldats américains. Pour ne rien dire de sa propension à s’afficher et de son goût pour la provocation  : dans les années 1970, il prenait le risque de l’insulte et de l’agression physique en s’habillant parfois en femme pour faire les courses chez les commerçants d’un quartier peu ouvert à ses «extravagances». Du reste, Bordeaux, la «belle endormie» toute en façades 18e siècle, en hypocrisies mauriaciennes et en morgue patricienne, n’a retenu de lui que l’image d’un vieil homme indigne. Dans cette perspective, les protestations effarouchées des bien-pensants ont quelque chose de symptomatique, qui fait songer à une sorte de retour du refoulé  : pour eux, vitupérer Molinier équivaut à exorciser leur mauvaise conscience. Or, si Molinier s’affranchissait des normes, c’est qu’il n’avait pas de «position» à défendre. Ce «lynchage» symbolique trahit par conséquent ce qu’ont d’insupportable la vie et l’œuvre d’un homme souverainement détaché des faux-semblants et indifférent au jeu social.

Ce «retrait» du monde et de ses vanités, plus senti que théorisé, n’est pas néanmoins assimilable à «l’écart absolu» prôné par André Breton et les surréalistes. Dans un entretien donné en 1972 à Pierre Chaveau (publié en janvier 2003 par les éditions par Opales/Pleine Page avec un CD audio), Molinier dont l’admiration pour André Breton n’a jamais faibli en brossait le portrait en ces termes  : «[…] il fallait le prendre chez lui, à part, parce que devant les autres il avait une position, la position contradictoire avec sa manière de penser. Mais autrement c’était un homme très bien, très très intéressé, qui n’aimait pas l’argent. Il était très bien Breton». Cet éloge appuyé mérite à coup sûr quelques éclaircissements. La venue tardive de Molinier au surréalisme n’est pas seulement le résultat de circonstances hasardeuses  : elle découle aussi du «désert culturel» de maintes «capitales» régionales françaises qui, à l’instar de Bordeaux, condamnent leurs artistes et leurs intellectuels à vivre les débats et les disputes esthétiques et idéologiques avec malheureusement un temps de retard. On ne comprend Molinier et son inscription contradictoire au sein de la société bordelaise que si l’on a en tête ce qu’est la province française, et tout particulièrement celle-ci. Qui plus est, dans ses propos, Molinier se livre davantage qu’il n’y paraît. Que sa louange de Breton soit ou non excessive importe peu, ce qui compte c’est ce que Molinier révèle, «en creux», de sa psychologie et de son caractère  : il parle, s’emporte, s’enflamme, agit et réagit, sans se préoccuper d’une quelconque «position» à préserver ou à investir. Il est homme et artiste sans amarre pour qui il n’y a pas de compromis possible. Son aventure personnelle va au-delà des préoccupations de la majorité des membres du groupe surréaliste d’alors hostiles à se compromettre avec l’esclavage salarié ou les industries et appareils culturels. Pour Molinier, non seulement il y a un continuum entre l’existence et l’art, mais ce qui importe c’est de s’échiner à vivre son art comme une aventure lyrique, exacerbée et paroxystique de la sensibilité. L’irruption d’un pareil «original» a passablement irrité. Tous les témoignages concordent : en 1955-1956, Breton a dû imposer Molinier aux siens et faire taire leurs réserves. Par la suite, les échanges entre les deux hommes se sont espacés sans qu’aucune rupture ne vienne officiellement les séparer. Chacun avait repris sa route…

«Je gueule gaiement ce que j'ai à dire»

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les investigations de Pierre Molinier ont emprunté deux directions  : en premier lieu, celle d’un expressionnisme qui, en recourant fréquemment à une pâte épaisse, s’aventure jusqu’aux abords de l’abstraction (Amours, l’Homme au béret, la Révolution, etc.)  ; celle ensuite d’une peinture magique et érotique à base de glacis très subtils. C’est cette dernière manière, à la suite de sa rencontre avec Breton et de l’exposition organisée par ses soins à la galerie l’Etoile scellée, en 1956, qui a incité Molinier à exprimer à la fois tout son art et la plénitude de son monde intérieur. En réalité, cela ne concerne qu’une soixantaine de tableaux sur une période d’environ vingt-cinq années (1951-1976)  : la Comtesse Midralgar, la Fleur du Paradis, Pour Hanel, les Femmes actuelles sont..., Suzinella, les Amoureuses angoissées, le Bonheur fou figurent parmi ces œuvres maîtresses inséparables d’une quête convulsive de la beauté. Si Molinier est entré dans l’histoire de la peinture, ce n’est que par ses tableaux et en aucun cas pour ses talents de paysagiste ou de portraitiste.

D’ordinaire, on considère que cette réorientation, dans l’ordre de la peinture, vers une trajectoire hantée par le désir résulte d’une sorte de passage à l’acte, celui à partir duquel l’artiste assuma ses penchants sexuels, son fétichisme pour les jambes des femmes, son «travestisme». Molinier a vécu cette seconde naissance sur le mode de la farce  : dans le jardin de la clinique où il travaillait, il confectionna, pour la photographier, une tombe fictive sur laquelle il apposa une croix portant l’inscription suivante  : «Ci-gît Pierre MOLINIER né le 13 avril 1900 mort vers 1950 / ce fut un homme sans moralité il s’en fit Gloire et Honneur  / Inutile de P.P  .L. [Prier Pour lui]». La mise en scène est si énorme, la symbolique si transparente que le terme de «théâtre» (dans les formules «mise en théâtre  » et «théâtre de soi») s’impose peut-être davantage que l’expression d’«art corporel» - souvent employée à l’endroit de Molinier bien que son «travestisme» se distingue, par exemple, des «performances» des actionnistes viennois - pour désigner d’une part l’implication personnelle d’une pratique artistique qui, désormais, ne s’accommode plus du moindre compromis avec les convenances et, d’autre part, la grandiloquence tragique, quasiment «shakespearienne», d’un douloureux questionnement de soi.

C’est au Salon des Indépendants de Bordeaux, en 1951, que Molinier s’affirme comme un grand peintre de la chair et du désir. L’artiste y a exposé deux toiles  : la première, malicieusement titrée Je gueule gaiement ce que j’ai à dire, a valeur de manifeste contre tout ce qui est susceptible d’effrayer les petits esprits ; la seconde, le Grand Combat, en déclenchant les foudres des organisateurs, devient immédiatement emblématique de sa démarche. Molinier s’oppose à ce que ceux-ci décrochent le Grand Combat qu’ils jugent honteux. Molinier drape alors son œuvre d’un voile qui ne fait que souligner l’atteinte à la liberté de création dont il est victime. Il y épingle aussitôt un texte vengeur  : «Il n’y a aucun drame en vous, si ce n’est la vanité et l’arrivisme  ; mon indépendance vous fait peur. […] Que me reprochez-vous dans mon œuvre ? D’être moi-même  ? Allez donc, crevez de conformisme  ! Vous êtes des bornes à distribuer l’essence, vous êtes le signal rouge et vert du coin de la rue». Avec Molinier aussi, la peinture exhibe les liens étroits qu’elle entretient avec le Mal  : c’est la raison pour laquelle les réactions que déchaînent ses tableaux sont si violentes. Les «assis» ne supportent pas cette vision sans complaisance de ce qui constitue l’individu.

Fantasme de l'androgyne

Cette courageuse plongée au plus profond de soi, là où le scabreux coudoie l’inavouable et l’indicible, autorise l’artiste à donner forme aux créatures et aux fantômes qui l’habitent  : il est des vérités rudes et difficiles à affronter qui, en requérant l’indécence, engagent tout l’être et le mettent en péril. Au fil des années, à mesure qu’il s’avance en âge et que peindre devient plus difficile, c’est à la photographie que Molinier s’adresse pour extérioriser  comme jamais ses pulsions et ses rêves : avec cette «écriture de la lumière», il s’affranchit non seulement de la matière mais il supprime aussi toute distance avec son œuvre.

Pendant longtemps, la photographie «accompagne» la peinture. Elle est le moment ultime d’un processus qui part du dessin préparatoire sur la page d’un carnet au tableau achevé  : l’artiste prend un cliché de son œuvre qu’il utilise pour faire connaître son travail aux collectionneurs et aux personnalités avec lesquels il est en contact.

Du vivant de Molinier, très peu de ses photographies ont été publiées ou vendues. L’artiste les regarde comme autant d’instruments de diffusion de son œuvre picturale et aussi comme des «objets de passe» dans le cadre de ses relations avec ses modèles et ses ami(e)s.

Et puis Molinier ne cesse de se mettre en scène  ! Il affectionne tout particulièrement ces autoportraits où, travesti ou non, il pose à côté de la toile qu’il vient d’achever comme pour souligner le rapport de projection unissant le «chaman» à sa création. Le photomontage, dont il est l’un des maîtres, l’autorise à ruser avec la nature  : il reconstruit les corps, les remodèle, les plie à ses canons esthétiques, les tourne à l’aune de ses fantasmes. Souvent, il adjoint son visage au corps d’un modèle féminin. Il incarne quelquefois tous les protagonistes enlacés, emmêlés, enchevêtrés les uns dans les autres.

L’intérêt de ces photographies n’est pas simplement documentaire. Leur esthétique, très travaillée, emprunte à une vision de l’érotisme proche  de celle de l’Ange bleu et de Marlène Dietrich. L’influence des publications pornographiques populaires, qui circulent plus ou moins sous le manteau, n’est pas non plus négligeable. Elles éclairent l’un des ressorts de l’art de Pierre Molinier  : le rêve de se métamorphoser, non pas en femme, mais en un androgyne réunissant en sa personne les attributs essentiels de la féminité et de la masculinité.

Si la photographie constitue aujourd’hui la part de l’œuvre de Molinier la mieux connue, il reste encore beaucoup à faire pour montrer sa peinture à un large public. En outre, il conviendra, à l’occasion de prochains travaux ou d’expositions, de mieux penser - en tous cas, sans a priori - l’articulation, dans sa création, du pictural et du photographique.

Ce «grand combat» n’est pas encore gagné ainsi qu’en témoigne la consternante volte-face de la Mairie de Bordeaux à propos de la rétrospective qui devait avoir lieu d’octobre à décembre 2005 au musée des beaux-arts de la ville. L’indépendance de Molinier et de ceux qui ont à cœur de mieux connaître son œuvre continue d’effrayer et de choquer dans cette société spectaculaire où la parole donnée n’engage plus. Alors que Molinier, pour proclamer la nudité et la fragilité de l’être, n’hésitait pas à se grimer et à revêtir un masque, les tenants de l’ordre établi, leurs thuriféraires et leurs conseillers en communication se répandent en propos lénifiants sur la transparence. C’est de la sorte qu’ils dissimulent, dans les plis de la dénégation, l’obscénité du monde tel qu’il est. On l’aura compris : Molinier ne se payait pas de mots ! Voilà pourquoi la charge subversive de ses tableaux et de ses photographies est toujours aussi forte.

Jean-Michel Devésa

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