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PETIT, Pierre. "Pierre Molinier : structuration et déstructuration corporelles", in : Le corps, la structure. Sémiotique et mise en scène, Bordeaux : Pleine Page Editeur, 2004, pp. 186-189 [Extrait]

[...] Sa soeur, victime de l'épidémie de grippe espagnole, meurt au cours de l'hiver 1918 :

Je l'avais photographiée. J'avais dit à mes parents : «Surtout ne me dérangez pas ! » Alors, j'avais fermé la porte à clé. On l'avait habillée en communiante et elle avait des bas noirs. Je lui avais caressé les jambes, un peu. Ça me faisait un effet !... Alors, je m'étais mis sur elle et j'ai joui sur son ventre, morte. Elle était jolie, quand même ; elle était très jolie, même morte. Et alors, comme ça, le meilleur de moi est parti avec elle. Eh oui !... Oh ! elle était très bien, ma soeur : elle avait des jambes sensationnelles (1).

On reconnaîtra dans ce geste extrême une volonté farouche de retrouver l'androgyne primordial ou le couple original qui ne pouvait être, pour lui, et à cette époque-là, que frère et soeu r: «Nous avons aimé chez la soeur, écrira-t-il plus tard, ce que nous aurions «voulu être». Inceste narcissique» (2). Tout est dit dans ces deux derniers mots.

L'expérience de Molinier renvoie à la version du mythe de Narcisse que donne Pausanias : le jeune homme béotien était amoureux de sa soeur jumelle (et non pas de la nymphe Echo) ; à la mort de cette soeur, il se penche sur l'eau de la source près de laquelle la jeune fille était décédée, et il voit dans sa propre image celle de la soeur aimée. Jean Baudrillard, pour son analyse du phénomène de la séduction, a d'ailleurs retenu cette version :

Narcisse ne se séduit, ne conquiert son pouvoir de séduction qu'en épousant de manière mimétique l'image perdue, restituée par son propre visage, de sa soeur jumelle défunte. [...] C'est la mort elle-même qui nous guette à travers l'inceste et sa tentation immémoriale, y compris dans la relation incestueuse que nous entretenons avec notre propre image (3).

Peut-être toute la vie de Molinier ne sera-t-elle, en définitive, qu'une longue quête pour saisir en lui l'image de cette soeur perdue, par le truchement d'amantes successives : comme Narcisse, incapable de fixer ce rêve, Molinier se laissera mourir au bord de la source, au bord d'un de ces miroirs à la fois matériels et symboliques peuplant sa chambre-atelier.

L'analyse de Jean Libis, dans son ouvrage magistral sur Le Mythe de l'androgyne, s'applique bien au geste nécrophile de Pierre Molinier, ainsi qu'à sa paraphilie et à son oeuvre futures :

Lorsque dans l'étreinte sexuelle se trouve mimé, fût-ce de façon caricaturale, l'androgyne primitif, alors se joue derechef pour chaque protagoniste un désir de mort. [...] La mort est l'horizon vécu de l'expérience érotique : elle en est comme le ressort secret et parfois même elle en constitue le terme effectif (4).

D'ailleurs, Molinier évoquait souvent sa jouissance physique comme «une petite mort» : Georges Bataille a rappelé qu'«entre la mort et la "petite mort", ou le chavirement, qui enivrent, la distance est insensible» (5) . Dans un texte essentiel et provocateur, à l'évidence peaufiné, intitulé «Explication», qui accompagnait une de ses photographies d'autosodomie, Molinier écrivait :

[...] ainsi l'orgasme me surprend dans une extraordinaire avalanche de bonheur, de volupté à en perdre la sensation d'exister. [...] plaisir extraordinaire qui nous fait atteindre la seule vérité de notre raison d'exister, résoudre le problème de l'androgyne initial ; phénomène qui nous fait perdre la notion de l'espace et du temps, nous «précipite», nous plonge dans un «temps de la mort» qui se perd dans l'inexplicable de l'infini, un temps sans limites, sans fin ni commencement (6).

Le refus de l'ordre établi par la nature et la résolution de la dichotomie originelle masculin/ féminin passent par la jouissance et par la tentation de pérenniser cet état parfait dans la mort. Son tableau Le Temps de la mort No. 2 en est la terrifiante mise en scène : la copulation double d'êtres bisexués (comme avec ses fameux godemichés à deux places) et la position typique d'une parturiente au premier plan s'y conjuguent dans la plus extrême violence.

Photographiant Julienne gisante, il accomplit à la fois un acte de négation de la mort (tentative, par l'immortalisation photographique, de voler la jeune fille à Thanatos) et un acte d'identification personnelle à la mort (puisque Elle c'est Lui). Or, la photographie prise dans cette chambre mortuaire nous est restée : elle préfigure les autres clichés où Molinier met en scène son suicide, et qu'il réalisera aux environs de 1950. Telle qu'elle existe aujourd'hui, elle est entourée de deux très petites photos de Molinier en 1918 : il apparaît, sur l'une, en jeune homme portant costume et cravate, ainsi que, sur l'autre, inversée, en femme maquillée au léger décolleté. Nous avons donc ici, par ces deux clichés qui se font face de part et d'autre de la jeune défunte, la première manifestation artistique du caractère androgyne de son personnage et de son goût pour le travestisme. [...]

Pierre Petit

(1) Entretien Pierre Molinier/Pierre Chaveau, avril 1972, livre + CD audio, coéd. Opales/Pleine Page, Bordeaux, 2003.

(2) Carnet vert, Notes manuscrites, Archives Françoise Molinier.

(3) Jean Baudrillard, De La Séduction, Paris, éditions Galilée, 1979, pp. 97-98. [C'est Baudrillard qui souligne.].

(4) Jean Libis, Le Mythe de l'androgyne, Paris, Berg international éditeurs, 1980, pp. 256-257.

(5) Georges Bataille, «Mystique et sensualité», Etude V, L'Erotisme, Paris, collection 10/18, 1965, p. 262.

(6) Pour le texte complet, Pierre Petit, Molinier, Une Vie d'enfer, Paris, éditions Ramsay/Jean-Jacques Pauvert, 1992, pp. 162-163.

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